CHAPITRE 6
Les frères de Joyeuse / Avril 2012

L’homme à la barbe pointue. D’après mes quelques recherches, il semblerait bien que cet homme soit l’un des ducs de Joyeuse soit Henri, Anne, François ou Antoine Scipion. De ces quatre frères, seul Anne semble être né au château et son surnom de « Joyeuse » fait de lui le meilleur candidat. Mais l’histoire tumultueuse d’Henri et sa plus grande longévité plaident également en sa faveur. Le troisième, François, celui du tableau de Raphaël, devint cardinal et pris une toute autre allure. Antoine Scipion à peu vécu. Restent donc Henri et Anne. Les deux hommes sont représentés sur les gravures de l’époque avec le même visage étroit que la barbiche vient effiler davantage, les mêmes yeux cernés de paupières très dessinées et le même front dégagé. Seule la gravure en couleur d’Anne, montre des pupilles bleues claires, transparentes et glaciales.

Il a plu toute la nuit sur la vallée, en telle quantité que l’eau s’est insinuée dans le refuge, dessinant sur le plancher un minuscule ruisseau. De très fortes bourrasques ont également secoué cette nuit la pierre et les terrasses des versants. Tout le bois de la plateforme d’où hier je surveillais la chasse est ce matin détrempé. Les bancs et tables gouttent, les seaux que nous avions laissé dehors sont remplis, bientôt ils vont déborder. On apprendra quelques jours plus tard, quand nous aurons retrouvé la radio, les informations, internet, qu’une tempête est passée sur le bas du massif central, à l’endroit où nous nous situons.
Tout est calme désormais et la brume qui emplit la vallée semble s’élever et le ciel vouloir s’éclaircir.

Anne de Joyeuse, l’ainé de la famille, naquit au château en 1560, à une époque où ce prénom, épicène me dit-on, était encore utilisé pour les garçons. Il sut se faire aimer par le roi Henri III tant et si bien que celui-ci le fit anoblir duc et le maria à la demi-soeur de sa propre femme, la reine Louise de Lorraine, lors de noces somptueuses. Anne était devenu l’un des deux archimignons d’Henri III se distinguant ainsi de la foule des autres mignons.
L’histoire semble hésiter sur ce terme, comme sur l’homosexualité du roi.

Henri à trois ans de moins que son frère Anne. Peut-être parce qu’il lui ressemble, Henri III le prend également en affection, et il devient bientôt comme son ainé l’un des favoris du roi. Pourtant tout laisse croire que ce Joyeuse là avait dans ses actions ou sa personne quelque chose de plus ambigu que son frère, car il existe à son sujet deux versions antagonistes. Ces défenseurs nous le décrivent si adoré par le roi, que ce dernier, alarmé par son penchant pour la retraite et le couvent, le fit marier à Catherine de Nogaret de La valette, sœur de son second archimignon. Les deux époux, très pieux l’un et l’autre, se firent alors le serment qu’à la mort du premier d’entre eux, le survivant se ferait religieux. Madame meurt en 1587 et Henri de Joyeuse accompli son vœu, il quitte la cour du roi pour le couvent Saint Honoré. Le pauvre Henri III, raconte l’histoire, accoure au couvent et manque de s’effondrer le voyant les pieds nus et la tête rasée. Henri de Joyeuse prend alors le nom de père Ange et semble vouloir se consacrer à sa foi. Mais nous sommes en pleine guerre de religion, son frère le cardinal François (dont les os finiront, on le verra, en portes plumes) le fait rappeler à lui car leur frère aîné Anne est mort au combat lors de la bataille de Coutras, couvert de sang et de poussière, au milieu d’un escadron huguenot. Antoine Scipion, le quatrième, est mort noyé dans le Tarn lors du siège de Villemur. Il faut donc que le père Ange redevienne un peu Henri et prenne la place de ses frères à la tête de la ligue de Languedoc. Sous la pression de son frère, de ses supérieurs et même du pape Clément VIII, le brave Ange cède et reprend les armes. Ce n’est qu’en 1589, une fois le roi Henri IV sacré roi de France qu’il peut redevenir Ange devenant à compter de cette date et aux dires de l’auteur, apparemment très acquis à sa cause, un religieux capucin exemplaire et qui aurait, selon le même auteur, mérité qu’on le fasse béatifier.

L’autre version, si elle ne conteste pas les faits dans leur ensemble, les peint sous un autre jour. Elle prend pour point de départ un extrait d’un texte de Voltaire : La Henriade. On y traite Henri alias Ange de vicieux, de pénitent, de courtisan solitaire, prenant, quittant, reprenant la cuirasse. Un vrai faux-jeton à en croire Voltaire et un certain M. de Mazel soucieux de rétablir la vérité quant à l’image que certains véhiculèrent du personnage. Le plaçant à la remorque d’Henri III, grâce à qui il épouse Catherine de la Valette, il devient un des principaux chefs d’une bande prétendument catholique ravageant les provinces. Sa femme meurt, et un jour qu’il passait à Paris au milieu d’une nuit de débauche, le long du couvent des capucins, il entend chanter les anges. Sans plus attendre il entre dans les ordres, sous le nom de frère Ange. On le retrouve ensuite, au milieu de processions, couronné d’épines, chargé d’une croix, fustigé par deux autres moines, prétendant incarner la passion de Jésus Christ. Lassé de ses extravagances et s’ennuyant au couvent, il se laisse facilement convaincre de quitter la robe pour reprendre l’épée de la ligue en Languedoc et en découdre avec les protestants. Ce n’est selon l’auteur, que par lassitude et pour en quelque sorte le faire taire qu’Henri IV lui confia le rôle de Maréchal de France, gouverneur des sénéchaussée du Languedoc puis grand maître de la garde robe, titre honorifique mais lucratif. L’histoire se conclue lorsque Henri IV, excédé des réclamations semble-t-il de la population à l’encontre d’Henri de Joyeuse, le force à reprendre sa robe de moine, une dernière fois.

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