CHAPITRE 9
SAINT-DENIS / Juin 2012

Quelques mois après, je me trouve à la Basilique Saint-Denis, regardant le gisant, pas particulièrement séduisant, de Philippe le Bel. Les époques étant un peu mélangées, le hasard veut que ce dernier ait à sa tête les pieds de Charles Martel. A sa gauche, son père Philippe III le hardi dont le visage esquisse, il me semble, un très léger sourire que les autres, aussi semblables soient-ils, n’ont pas. Le visage de Philippe le Bel, lui, brille davantage, la pierre a sans doute été plus polie ou plus caressée. Quelques pas de côté vers le chœur et je tombe sur un autre groupe associant un certain Louis III, Carloman II, Berthe dite au grand pied et Pépin le Bref. Un joli rassemblement de Carolingiens qui me propose le père et la mère (supposée) de Charlemagne, mais point leurs enfants. Car ce Carloman-ci n’est pas le frère du grand Charles, il en est l’arrière-arrière-petit fils. Louis III et Carloman II sont par contre bien frères, ils eurent même à rejouer le scénario de leurs aïeux en se partageant le royaume en deux.
Le Carloman qui me concerne se situe de l’autre côté de la circulation centrale, à côté d’une charmante Hermentrude. Voici donc le gisant de l’homme qui fut le frère de Charlemagne et dont on ne sait presque rien, surtout pas où se trouvent les ossements. Il faut dire qu’à sa décharge les dépouilles royales à Saint-Denis ont subi de sérieux revers. La révolution passant, les restes des rois de France furent jetés en pagaille dans la fosse commune. Exhumés en 1816, on entreprit de les classer par souverain pour finalement les remettre en boîte dans le caveau de la crypte. Les gisant, eux, étonnamment n’ont pas bougé. Ainsi le roi Philippe le Bel fut inhumé à côté de son père Philippe III le Hardi. Druon raconte la mise au tombeau du roi en 1314, sous les yeux de ses fils, les maudits de l’histoire : Charles IV le bel, Philippe V le long, Louis X le hutin. Ce dernier, Louis, devenant roi, terrifié à l’idée de l’être, devait regarder d’un œil un peu effrayé la scène et se tenir à peu de chose où je me tiens, à proximité du trou béant creusé pour accueillir le tombeau de son père.
La lecture de ce roman me permet d’évoluer au milieu des gisants en terrain plus ou moins connu, nombre d’entre eux évoquent un des personnages de cette histoire faite d’adultères, de tortures, d’empoisonnements. Pour les autres et pour parfaire ma connaissance, je suis venue avec à l’intérieur d’un carnet l’arbre généalogique de la royauté française. Je vois bien que cela me fait complice des personnes plus âgées, sans doute des mordus de l’histoire de France ou de généalogie, je sens à leurs regards et leur sourires (bien que très discrets) une certaine complicité s’établir entre nous. C’est un peu désuet, les rois de France,  je les crois un peu étonnés de voir une jeune personne user des mêmes outils qu’eux. Mis à part nous, si sérieux, les enfants se déplacent de gisant en gisant, comme de case en case et c’est pour eux un jeu de piste qui semble particulièrement amusant.

Saint-Denis est un lieu omniprésent dans les livres dès lors que l’on parle de roi. Sans cesse l’histoire la cite, ce qui au regard de la ville actuelle ne laisse pas de m’étonner. Saint-Denis n’est pas devenue ce que sont devenues les villes dans lesquelles furent importants les moment de la royauté : Reims, Chartres, Blois, ces villes qui furent un moment royales ont gardé dans leur allure et leur maintien un air un peu princier. Elles sont aujourd’hui des villes moyennes, des capitales de région, chics et bourgeoises. Saint-Denis, trop proche de Paris est devenue une ville de banlieue, autant connu du grand public pour son côté voyou que pour son côté royale. Cette dualité me la rend sympathique, lorsque je me promène dans ses rues, je peux sentir l’énergie qu’elle dispense. Il y a dans l’air de la ville une force étonnante qui la rend belle et joyeuse, indépendante. A l’intérieur de la Basilique, ce souffle ralentit et l’air se fige un peu au contact des gisants et de leur silence. Les gens que l’on croise, pour la plupart des touristes en famille, ne sont jamais les mêmes que les passants des rues alentours. Tout est calme, les gens chuchotent, seul résonnent les voix des guides sous la nef.  La basilique construit, au cœur de Saint-Denis, un monde qui lui est propre, à mille lieux de ce qu’est aujourd’hui le reste de la ville.

La légende raconte que Denis, missionnaire envoyé par Rome, devenu évêque de Lutèce, fut torturé par les romains et décapité sur la colline de Montmartre. Loin de se laisser démonter par un tel supplice, voici que l’homme prend sa tête sous son bras et file droit vers le nord, parcourant ainsi une route de plusieurs kilomètres. Arrivé au village de Catolacus, il s’effondre cette fois raide mort. Le lieu de sa chute prendra le nom de Saint-Denis.  Pourquoi s’est il effondré ici ? Puisqu’il avait la force de marcher cinq kilomètres sans sa tête, il eut tout aussi bien pu filer jusqu’aux rivages de la mer du Nord.  On fit établir un mausolée à son honneur et l’histoire en serait peut-être restée là, si le roi Dagobert, celui précisément qui avait mis sa culotte à l’envers, n’avait décidé de faire, des siècles plus tard, de cet endroit le lieu de son inhumation. Est-ce à cela que pensait malicieusement la tête de Denis, quand à l’instant de sa chute, elle s’échappa du creux de son bras et roula au sol ? Faire le pari, par jeu ou par défi, de faire de ce lieu encore insignifiant quelque chose, changer un peu le cours de l’histoire. Elle doit doucement rire, où que soit cette tête car sa malice fut largement récompensée. Tous les rois de France, trouvant l’idée trop bonne, décidèrent d’emboiter le pas à Dagobert, excepté quelques rares originaux (dont Charlemagne évidemment), ils s’y firent tous enterrer.

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