Le marquis
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leda« La reine dans sa robe superbe était furieuse et tremblante de cette colère. Ce cardinal se moquait d’elle avec beaucoup trop d’aplomb pour être franchement malhonnête. Il est vrai qu’un homme qui ment ne ment pas avec tant de douleur et de tristesse dans la voix, et ses yeux trahissaient une vraie frayeur, une vraie incompréhension. S’il ne mentait pas, c’est que c’était elle et c’était à en perdre la raison. Le roi se tourna de mon côté, me jetant, à moi puis au ciel, un regard un peu suppliant qui semblait vouloir dire « mais qui croire de ces deux là ? Ils me rendront fou par leurs intrigues ». Et pourtant il dut bien croire en les paroles de sa femme. Les rois les reines se doivent de se soutenir, pour l’un pour l’autre, pour le prestige et la politique. Je dus faire saisir le cardinal.  »
C’était, d’après le Grand Larousse universel du XIXe siècle, un très médiocre homme d’État, mais un homme aimable, intègre, modéré, et qui se retira de la vie publique, sans s’y être enrichi. Je ne savais rien de lui, ni même son existence. Je regardais d’un air concentré la façade cherchant à y déceler un indice, quatre rangées de quatre fenêtres, c’était à peu près ce que l’on pouvait en dire. Et une large porte cochère. Un homme médiocre en politique mais aimable en société, ce qui somme toute est le cas de bon nombre d’entre nous et semblerait nous distinguer de la tranche des génies politiciens, immodérés, désagréables et malhonnêtes. Cet homme-là puisqu’il nous ressemble m’est donc plutôt amical. Mais je le connais si peu et dans la tristesse un peu grisonnante de la rue rien ne pouvait me porter vers lui.

aaa« La reine était splendide dans sa robe de cérémonie. C’était le jour où l’on fête la reine et elle profitait pleinement de l’attention que la France entière lui portait. C’était aussi le jour de l’Assomption et un jour de poids pour le grand aumônier qui devait célébrer la messe. Alors évidemment de la reine, du cardinal, qui portait les plus beaux habits ? » Il s’est contenté de vivre et puis de mourir sans se soucier outre mesure de sa postérité, il eut simplement le bon sens d’être garde des sceaux quand démarrèrent les travaux de la voie et son nom fut apposé sur la plaque, ce qui le sauva d’un certain oubli. Parent éloigné du comte de Maurepas, il devint un familier de son ménage, « complaisant de Madame  » et un peu pique-assiette, car fort désargenté. Une faiblesse encore, ou même plusieurs qui ne m’éloignent pas de lui, c’est vrai qu’il y a dans son regard une petite douceur, une idée d’indulgence que l’on est tenté de prendre pour soi. J’ai prévu de lui rendre visite pour lui rendre son regard, je vais aller chercher son château, son église et sa pierre tombale.
« Je ne saurais pas vous dire, à l’instant où le Cardinal effondré sous ce coup du sort, quittait la pièce encadré de deux de mes gardes, je ne saurais pas vous dire, qui de lui ou de la reine m’inspirait le plus de pitié. L’un comme l’autre semblait douter de la véracité de ses propres dires, chacun ayant fait naître chez l’autre un infime doute, un doute qui de minuscule prenait peu à peu une place énorme et effrayante dans le cœur de ces deux-là, s’enfouissant doucement dans les profondeurs et les plis de leurs étoffes de roi.  »

aaaL’église est sombre et trapue sous la pluie et sa large porte de bois fermée, il était un peu inconséquent de croire que l’on aurait ainsi pu y entrer, les messes se faisant si rare, les curés se délocalisent sur de plus vastes territoires et n’attendent pas des jours entiers les visiteurs ou les curieux. Un large tombeau placé sur le flanc de l’édifice et dont l’épitaphe a disparu suffit à me laisser croire. Ma curiosité ne tient pas la pluie, elle se dissout un peu vite et me fait rebrousser à petit pas, qu’il soit veule autant que moi-même est une consolation facile que je m’empresse d’accueillir. Sa tombe me reste introuvable et je ne saurais rien de son enfance, de son passage à l’age adulte. Il apparaît pour moi dans le 18ème siècle déjà sous les traits de l’homme public, magistrat à Rouen, et sans doute avait-il le cœur gonflé de confiance en l’avenir. Il m’est aisé de croire qu’il n’a pas trop souffert, que même son exil lui fut comme une  promenade. Trois années qu’il passa je ne sais où, pas très loin sans doute, peut-être du côté de la Normandie, dans le château dont il prit le nom et par lequel il se fit marquis. Et l’exil ne dut pas être bien terrible au vu de la beauté de son jardin. Il marchait de long en large dans les allées de sable du château, les bras croisés dans le dos, la tête légèrement penchante au-dessus de l’épaule droite sous le poids des contrariétés.

Sa femme pourtant se sentait seule en son château, et assise près de la fenêtre, elle regardait tomber le ciel en trombe d’eau. Des litres de pluie se déversaient sur le parc, rinçant les arbres, rinçant les murs du château, rinçant son âme à grande eau. Ses ennuis quotidiens, ses douleurs particulières subissaient le même déluge, avec un peu de chance, pensait-elle ils s’y noieraient complètement. Espérant cela, elle n’espérait rien. Son nouvel amant n’aime pas la pluie et préférera s’abstenir de la promenade tandis que son mari fanfaronne dans les couloirs d’un palais ou les jupes d’une parisienne.
Il est dit que lassé de l’infidélité de sa marquise, il la fit mettre au couvent. Ainsi me le dit-on réactionnaire et borné, attaché ses préjugés et privilèges, et capable de fourberies. On en veut à mon indulgence et à mon agréable aveuglement. Cet homme m’était tendrement faible, tendrement inoffensif et tendrement fuyant.

aaaSon retour vers Paris dut être délicieux. Tout en regardant défiler et fuir le paysage normand, il savourait avec lenteur sa revanche, la gardant comme une douceur sous la langue, sucrée et fondante, et la ressassant. Prendre la place de cet homme-là, de ces gros yeux proéminents sous d’épais sourcils noirs. Prendre la place de ce front bas, ce nez désespéramment long, cette grande bouche mal dessinée, ce teint jaune et bilieux qui pourtant vous fit exiler. Cet homme-là sévère, pénétré de ses devoirs, infatigable au travail, abattant en se jouant une besogne considérable était tout ce qu’il n’était pas.

Le malade alité a les mains rouge, le visage en feu, le sang afflux et tambourine dans toute les veinules de son corps de vieil homme. Il veut croire que c’est la colère. Il veut au moins mourir en victime d’un homme qui fut son propre persécuté, non pas de la goutte ou de l’alcoolisme comme on voudrait lui faire croire. S’il meurt c’est de la faute de cet homme si peu terrible et de Voltaire. Tuant son journal ils tuèrent sa plume, l’auteur se meurt avec panache. Alors il souffle et attise sa rage, la faisant monter dans tous ses organes de vieux festoyeur, elle gonfle prenant ainsi la place des autres flux, chassant le sang et l’oxygène par les pores dilatés de sa peau écarlate. Ainsi monte sa rage au cerveau et vient le suffoquer.
Les portraits sont trop rares et ne me disent rien de plus que ce sourire discret, je n’y trouve pas la sournoiserie et le vice nécessaire à faire mourir un homme de rage. Il n’est pas dit pourtant que la bonté de ce visage soit une réalité, qu’elle ne dissimule pas un puits sans fond de vexations et de rancœur, une vieille tristesse qui ne l’a pas quitté.

aaaLes révolutionnaires voulurent le mettre à la bastille, mais l’affluence était telle qu’on le pria de revenir au jour suivant. Refaisant malles et valises, il s’enfuit à nouveau pour sa terre de Normandie, retrouvant là le calme de ses salles étroites et parquetées, ouvertes de chaque côté sur de longues perspectives bordées de frênes centenaires, retrouvant son cabinet de travail étriqué mais charmant et confortable, les manuscrits que le roi lui avait donné et qu’il gardait comme un trésor dans un meuble fermé à clé, retrouvant ses promenades automnales radieuses et les ciels souvent enragés. Le village se tenait tranquille, il avait engagé un boulanger, un boucher et un médecin pour s’occuper de ses paysans afin d’éviter toute famine, afin peut-être d’acheter le silence de ce petit peuple normand qui lui devenait ainsi redevable et amical. Retranché derrière les douves de son château, il regardait passer la révolution sans la voir, les forêts de hêtre et les nuages bas l’en protégeant. Il dut mourir à demi assis dans son lit par un jour de silence absolu. On l’enterra à la nuit et de façon discrète pour ne pas exciter les mécontents.

Texte publié dans la revue Emargé n°1, revue semestrielle de création textuelle au sein des arts visuels.

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