CHAPITRE 10
De Montmartre à Saint-Denis / juillet 2012

Informée de la légende de Denis, je décide de faire à pied le chemin allant de Montmartre à Saint-Denis, soit reproduire l’exploit du martyr (omettre le détail de la décapitation) et rallier ces deux énormes morceaux que sont les basiliques de Montmartre et de Saint-Denis. Croyant me caler dans les pas de feu l’évêque, je me mets en route, par un après-midi du mois de juillet. Le ciel est chargé, la chaleur de la veille étouffante est un peu tombée et la pluie est annoncée depuis le matin. « Où que vous soyez » avait dit le météorologue « vous ne pourrez pas échapper aux averses « . Cela avait le mérite d’être clair, je m’étais donc équipée en conséquence et avais sous le bras un sac avec un parapluie, une bouteille d’eau, une veste et un appareil photo. Le poids total de ce paquetage devait plus ou moins être celui d’une tête d’évêque bien remplie. J’avais hésité à pousser l’imitation jusqu’à partir en sandale, ce qui me semblait être le type de chaussure le plus proche de ce que pouvait avoir aux pieds Denis. L’histoire situait son existence entre l’an 250 et l’an 275. Près de 1800 ans après, j’avais finalement décidé de mettre mes chaussures de marche, je n’étais pas de toute façon à une approximation près.

L’esplanade du Sacré-cœur est comme chaque jour que dieu fait, noire de monde, les escaliers pris d’assaut par ce public qui se recompose chaque matin et dont profitent avantageusement les musiciens et artistes de rue. Il y a ce jour, debout sur un pilier de l’escalier un homme noir au corps entièrement musclé qui manie un ballon de foot avec une dextérité impressionnante. Le ballon tourne autour de lui, glisse sur ces jambes et son dos, apparemment aimanté à sa peau. Le public est conquis, il retient son souffle quand l’acrobate entreprend, le ballon en équilibre sur la tête, d’ôter son marcel blanc. D’un coup de main et de tête imperceptible, le ballon fait l’écart suffisant pour que le tee-shirt s’y glisse. Le spectacle prend fin lorsque l’homme se met à grimper au lampadaire le ballon toujours perché sur son crâne et qu’il se tient là-haut, les bras et les jambes en croix dans un salut de gala.

Il redescend à terre le ballon sous son bras. Je crois lire dans ce spectacle un signe positif à mon égard, une sorte d’allégorie moderne de Denis et de sa tête, un parfait feu vert pour démarrer. Je tourne alors le dos à l’immense panorama qu’offre l’esplanade sur Paris et m’engouffre dans la rue du Mont-Cenis. J’avais appris en passant que le nom même de Montmartre aurait pour origine le latin Mons Martyrum en référence au passage de Saint-Denis. Cela donne, je trouve, une pertinence supplémentaire à ma route, puisque tout semble tourner autour de ce personnage, Montmartre comme Saint-Denis lui doivent leur nom. Par contre, il me semble peu probable que Denis à moitié mourant eut pris le temps de faire des méandres en passant par la rue des Martyrs. Cela l’éloignait de son objectif et un homme à moitié mort se doit d’aller au plus court. Je décide donc que c’est une erreur supplémentaire de l’histoire, il me semble plus juste d’emprunter la rue du Mont-Cenis, le C précédent tout juste le D dans l’alphabet, il n’est pas totalement exclu que cette rue s’appelât, il y a fort longtemps, rue du Mont-Denis. Elle a de plus l’immense mérite d’être dans la bonne orientation.
A l’endroit même où la rue plonge et se transforme en une longue volée d’escalier, le paysage qu’elle inscrit dans son cadre va bien au delà du périphérique et donne ainsi toute la perspective à mon voyage.

La rue du Mont-Cenis est parfaitement droite et en pente jusqu’à la place Albert Kahn, il suffit de se laisser rouler. Une fois en bas, je dois pour rejoindre la porte de Clignancourt faire une première inflexion à ce que j’aurais voulu une parfaite ligne droite, et passer par le boulevard Ornano. Je suis jusque là en terrain connu : l’ambiance survoltée de cette porte de Paris, ces devantures de fast-food, le passage sous le périphérique et les étals des puces. A partir de l’instant où j’emprunte l’avenue Michelet le paysage me devient inconnu, je m’engage dès lors dans la portion la plus longue et la plus rectiligne de mon trajet, un peu plus de 2km de ligne droite. Celle ci me fait longer les ateliers de la RATP, le mur du cimetière parisien de Saint-Ouen, puis une succession de sièges sociaux d’entreprise dont celui de Martini Baccardi et celui de Bosch. L’avenue, saturée de voitures entrant ou sortant de Paris, est, malgré ses larges trottoirs, peu empruntée par les piétons. A l’approche de la rue du Landy qui coupe perpendiculairement ma trajectoire, je croise quelques bars et quelques clients attablés.

Je connais bien cette rue du Landy pour l’avoir plusieurs fois empruntée à vélo, pour aller de Saint-Ouen à Saint-Denis. Partant du pont qui permet d’atteindre l’île Saint-Denis et allant jusqu’à Aubervilliers, elle est la seule vraie traversée ouest/est de ce morceau de banlieue. Ses parallèles sont au sud le périphérique nord et au nord l’autoroute A86. Pour quelqu’un qui souhaite passer d’une ville de banlieue à l’autre elle est en fait la seule voie possible, et le seul moyen de franchir les voies ferrées de la gare du nord.
Cette fois-ci pourtant je ne l’emprunte pas, je continue le long de l’interminable avenue Michelet. Celle-ci devenue le boulevard Ornano me mène au pied de la tour Siemens connue par tous les cruiseurs nocturnes pour être un repère bienvenu au milieu de la nuit. Je suis au carrefour Pleyel. Longtemps à cet endroit s’est tenue, au milieu des champs, une énorme manufacture à piano qui donna le nom à ce croisement et à la station de métro le desservant. Aujourd’hui, quartier d’affaire et nœud routier important, on peut déboucher à cet endroit de l’autoroute A86 pour rejoindre le nord de Paris. Indéniablement ce lieu à quelque chose d’hostile à l’idée même du piéton. Mais je n’ai pas le choix, il faut que je passe de l’autre côté de l’A86. Sur ma carte la zone à atteindre est représentée par un large aplat beige, ce qui en terme de cartographie n’est jamais très rassurant. L’espace de quelques minutes j’hésite. Le ciel est de plus en plus noir, il est 16h30 et semble être 20h. Je m’imagine déjà rasant les murs d’infinis entrepôts, inquiète à l’idée de ne croiser personne et donc de voir surgir quelqu’un.

Je me décide finalement à emboiter la pas à une femme ouvrant son parapluie. A ma surprise, un passage pour les piétons est aménagé sous l’autoroute. De grandes colonnes de béton soutiennent les voies au dessus de nos têtes et si l’endroit est un peu sombre, il n’est pas dénué de toute beauté. Un homme désormais plus inquiet que moi me demande la direction du métro le plus proche.
Je débouche de l’autre côté en pleine lumière, entre les bretelles et les voies d’accès. Ma guide file droit dans une impasse résidentielle, je ne peux plus la suivre. Moyennant une seconde courbe, je rejoins le boulevard Anatole France, et passe au dessus des rails de la gare du nord, dans un brouhaha et une fureur de RER qui se croisent à toute allure. Je suis sur le pont de la Révolte.

J’apprendrais plus tard que ce pont est le dernier représentant de la route de la Révolte, devenue sur cette portion Boulevard Anatole France. Louis XV la fit construire afin de relier Versailles à Saint-Denis sans passer par Paris, à la suite semble-t-il d’émeutes populaires. On accusait le roi de faire enlever des enfants, de les sacrifier et de se baigner dans leur sang. La colère des parisiens était telle que le roi par précaution sans doute, préféra éviter Paris et couper à travers champs.

Il pleut désormais. L’eau gris-verte du canal est parcourue d’un léger frémissement produit par les chocs concomitant de toutes les gouttes, je ne suis désormais plus très loin de mon objectif et accélère le pas.
Saint-Denis-Porte de Paris. Je suis de nouveau au milieu de la foule, je ne l’ai pas été depuis la porte de Clignancourt. Je retrouve les mêmes gens attroupés, discutant et s’affairant, les cabas de course pleins. Après le pont de la révolte, la rue de la légion d’honneur, le monde rentre dans le rang. Dernière ligne droite de mon parcours, celle-ci m’amène jusqu’au parvis de la basilique, que j’aborde sans élégance par le flanc. Le sol en pavé luit sous la pluie désormais battante, les gens sont réfugiés sous les auvents et parasols des terrasses. Chacun boit son café, sa bière, sa limonade, cerné par les trombes d’eaux qui descendent du ciel.  Le serveur maugrée. Pour prendre la commande et servir les clients, il doit passer de parasol en parasol, comme d’île en île, à travers un rideau de flotte.

Quant à moi, en dévote absolue je vais me réfugier à l’intérieur de la basilique. Elle est plus vide et silencieuse que jamais, je reste assise un instant. Une fois reposée de la marche, je me mets à errer dans l’édifice. Le vendeur de souvenir vend des cartes représentant Denis le désormais Saint sous la forme d’une statuette de bois. Il faut pour le voir, me dit-il, que je me rende au musée. Je n’en ai pas le courage et continue à me promener dans les chapelles du déambulatoire. Dans l’une d’elle sont exposés couronnes, sceptres, lourds manteau de sacre en velours et hermine brodés d’or. Dans un coin une reproduction de l’épée dite de Charlemagne. Dans son fourreau et placée dans l’ombre d’une vitrine, elle ne brille pas comme celle du Louvre. Laissée à l’admiration de tous, derrière un fragile vitrage, elle ne fait l’admiration de personne même pas de deux religieuses toutes entières absorbées dans la contemplation d’une cotte d’arme fleurdelysée.

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